L'interview de Fabrice Neuman, spécialiste du numérique

17 septembre 2019
« Tout jeune je faisais des fiches pratiques pour expliquer à ma mère comment fonctionnait le magnétoscope pour enregistrer les programmes à la télé ! Je pense que j’ai toujours eu un penchant pour la technologie et la pédagogie. »     


De son regard avisé d’expert du numérique, Fabrice Neuman analyse la perception des nouvelles technologies par les seniors, du simple smartphone à l’objet connecté. Selon lui, l’âge ne conditionne pas l’utilisation du numérique et d’internet, car la curiosité, la patience et l’accompagnement sont les clés de l’apprentissage à tous âges. Il considère les nouvelles technologies dont les objets connectés, d’une véritable utilité pour aider les seniors au quotidien.     


Après 4 ans en fac de gestion, son diplôme en poche, Fabrice Neuman choisit malgré tout de suivre sa passion des technologies. Il rejoint la rédaction du magazine informatique Science & Vie Micro et finit sa carrière de près de 10 ans dans le journalisme, comme rédacteur en chef du magazine PC Expert. Il allie ensuite la technologie avec sa capacité naturelle à expliquer et simplifier les choses. Il rédige alors pas moins de 2000 fiches pour les éditions Atlas sur l’utilisation d’internet. Aujourd’hui, Fabrice Neuman est auteur d’une quinzaine de guides pratiques, à destination de tous publics et des seniors, comme Windows 10 pour les seniors, Le guide pratique macOS Sierra, parus en 2017, ou Le guide pratique de la maison connectée paru en 2016. Il est également à la tête de sa propre société de conseil aux entreprises, Pro-fusion, ce qui est pour lui une évolution naturelle de sa carrière. À la rentrée de septembre, il intervient en partenariat avec la mairie de Toulouse au sein des Cafés Numériques, lieu d’échanges sur le numérique réservés aux seniors désireux de mieux s’approprier ces technologies.       

fabrice neumann


Domalys : Pouvez-vous nous parler un petit peu des cafés numériques que vous allez débuter à la rentrée ?     

Fabrice Neuman : C'est un programme quasiment gratuit destinés aux seniors qui existe depuis plusieurs années à Toulouse et que je rejoins cette année. J'interviens pour aborder des thèmes plus ou moins globaux (iOS, Android, les cloud, etc.). Tous les seniors inscrits peuvent venir poser des questions à l'intervenant. Il y a une bonne ambiance et on peut y apprendre en s'amusant. Apprendre en s’amusant ce n’est pas réservé aux petits !     


Vous observez une fracture du numérique chez les seniors ?     

J’ai envie de dire oui et non parce que quand je me suis occupé de ce guide Windows 10 pour les seniors, j’ai d'abord considéré que c'était un guide pour les débutants. Les seniors sont éventuellement un peu angoissés par la nouveauté. Mais je m’aperçois que ces anxiétés face aux technologies sont à tous les âges. Je ne crois pas tellement, voire pas du tout, à la phrase alibi “les jeunes sont nés avec…”. Pour tout vous dire, moi j’ai 48 ans, je considère que je suis né avec aussi, mais tout un tas de gens de ma génération à l’inverse sont perdus. Je vois aussi des jeunes de 20-25 ans qui savent un peu utiliser leurs téléphones, pour publier des choses sur Instagram, mais qui sont perdus dès qu’il y a un problème. Les outils qu’on utilise sont de plus en plus complexes et si on ne comprend pas un peu leurs mécaniques, on est perdu. Je fais souvent des comparaisons avec l’automobile : on conduit mieux une voiture quand on comprend un minimum comment elle fonctionne. Mais tout le monde n’a pas envie de mettre les mains dans le cambouis. Donc la fracture du numérique liée à l’âge, je n’y crois pas tellement.     


Vous observez néanmoins une fracture chez les seniors issus de zones rurales dans l’appropriation des technologies ?     


On voit dans les grandes villes depuis deux-trois ans un grand mouvement pour connecter les habitations à la fibre. Mais des habitations à 20-30 km de grandes villes comme Toulouse n’ont même pas encore l’ADSL. Les moyens de communication, numériques , routiers, et le reste, sont d’un niveau inférieur par rapport aux grandes villes. Donc là on est dans une fracture géographique. Certains seniors, arrivés à un certain âge, ont des problèmes de mobilité alors ils subissent de plein fouet des difficultés, ça c’est sûr. Mais je n’aime pas les généralités. Je me rappelle d’un monsieur de 95 ans vivant en milieu rural qui s’était mis à l’informatique. C’était un homme charmant, très joyeux, qui avait quand même un peu de difficultés avec son PC. Ça l'intéressait, c’était une chose nouvelle pour lui.



aînés




Voyez-vous des différences dans l’accompagnement vers les technologies auprès des seniors et des autres tranches d’âge ?

Je note une différence essentielle entre les utilisateurs seniors et les plus jeunes : ces derniers n’ont pas le temps de s’y consacrer. Dès que cela ne fonctionne pas comme ils voudraient, ils « jettent » puis passent à autre chose. Les seniors eux, vont souvent avoir un peu plus de temps et aussi plus d’envie d'apprendre, de comprendre et de s’y mettre, en étant conscients de la patience qui sera nécessaire. Mais quand ils s’y mettent, c'est avec eux qu’on avance le plus. Bien sûr, il faut souvent répéter ce qu'on leur montre, mais c'est la base de la pédagogie, quel que soit l'âge de l’élève ! Pour ma part, j'ai toujours été très à l'aise avec les seniors. Cela vient sûrement du fait que lorsque j'étais gamin, j’étais fasciné par les « mamies aux cheveux bleus » … À l'époque, leurs colorations donnaient des reflets bleus à leur chevelure, ça m'attendrissait et me faisait sourire. Accompagner les senior aujourd’hui, c’est un vrai bonheur.


Dans l’utilisation d’internet, et plus spécifiquement des outils numériques ou des objets connectés, les utilisateurs sont généralement sensibles à l’utilisation qui est faite de leurs données. Selon une étude menée par l’IFS en 2016, moins de 10% des seniors partagent cette crainte. Qu’en pensez-vous ? 

Là encore je pense que ce n’est pas uniquement une problématique liée aux seniors. Les gens n’aiment pas penser à la sécurisation de leurs données. Une des réponses que j’ai le plus souvent c’est “oh mais pourquoi voulez-vous que je m’en soucis je n’ai rien à cacher”. Ce qui est faux, nous avons tous des choses à cacher, c’est le principe de la vie privée. Je leur explique « ni vous ni moi ne nous cachons de la police, mais en revanche est-ce que vous aimeriez que le voisin ait le code d'accès à votre banque ? Est-ce que vous voulez montrer la photo de vos petits-enfants à tout le monde ?». Forcément, on me répond « Ah ça non, effectivement ». Nous avons tous des choses à cacher, c'est normal. Les mots de passe sont négligés aussi, parce que c'est compliqué et embêtant d'avoir à en retenir plusieurs. Alors on utilise toujours le même. Le problème c'est que très souvent malheureusement, les sites Web se font pirater leurs bases de données utilisateur, avec le mot de passe associé. Du coup, si on utilise le même partout, on ouvre l'accès à tous ses services en ligne au pirate qui consulte la liste, y compris souvent à son courrier électronique ! Quand je raconte ça, la réponse est quasiment toujours la même : « Ce n'est pas très grave, mon mail je ne l'utilise que pour envoyer des messages à mes enfants qui m'envoient des photos de mes petits-enfants ». Mais on oublie que c'est souvent via le courrier électronique que la banque ou l'assurance va vous envoyer le renouvellement d'un mot de passe lorsque l'on clique sur le lien "j'ai oublié mon mot de passe". Résultat, un pirate qui a obtenu l'accès à votre compte de messagerie peut lancer toutes les demandes de réinitialisation de mot de passe qu'il désire et prendre possession de tous vos comptes. Quand j'ai le temps de raconter ça, je sens souvent une prise de conscience. Alors, on peut réfléchir à opérer quelques changements d'habitudes. Et là encore, ce n'est pas une question d'âge dans mon expérience.


Quelles solutions vous proposez ? 

De faire prendre conscience qu’il ne faut pas utiliser le même mot de passe partout, de rassurer aussi sur le fait qu’il vaut mieux avoir une liste de mots de passe, même sur un morceau de papier qu’on garde dans son portefeuille, plutôt que d’avoir le même mot de passe n’importe où. Quel que soit l’âge je propose rarement de passer à l'utilisation d'un coffre-fort de mots de passe comme j'utilise moi-même, c'est trop compliqué. Pour certains ça paraît contre intuitif mais au final c’est quand même très rare de perdre son portefeuille. À chacun de trouver sa méthode sur ce papier où sur ce carnet pour marquer les mots de passe de façon codée, et non pas de les afficher en clair “c’est tel compte : c’est tel mot de passe”. La sécurité pour moi est une histoire de proportion. On est plus en sécurité avec un mot de passe différent pour chacun de ses services en ligne, qu'avec un mot de passe unique pour tout, même marqué sur un petit carnet, qu’avec un même mot de passe pour chacun de ses services. C’est une première étape de sécurisation des données. Quand on prend conscience des risques qui existent en ligne, c'est vrai que ça a de quoi faire peur au début. On peut rapidement se dire « finalement, je vais peut-être éviter de me connecter à quoi que ce soit ». C'est là que j'interviens pour rassurer, conseiller et orienter vers les bons réflexes. Faire des achats sur des sites sécurisés par exemple. Quand on reçoit un e-mail de sa banque, ne pas cliquer sur le lien, mais faire l’effort de se rendre sur son compte bancaire manuellement et vérifier l’information. Ou ne pas paniquer quand un onglet web nous informe que notre ordinateur a été piraté. Ces messages, ces pages, sont conçues pour faire peur, ils sont en rouge, ça clignote, ils font du bruit. Et pourtant, il suffit de se rendre compte qu'il ne s'agit que d'un onglet du navigateur Internet : on le ferme et le problème est réglé. J'entends souvent le soupir de soulagement par téléphone lorsque j'explique que cette simple opération suffit (rires).





Selon vous, les objets connectés peuvent aider les personnes âgées dans leur quotidien ?

Oui, la plupart du temps ils vont aider à rendre la vie plus agréable et plus simple, Domalys en fait partie. Réduire et détecter les chutes, c’est évident que ça peut apporter quelque chose, c’est même capital. On retrouve ce détail de détection de chutes dans les dernières montres connectées par exemple aussi. Mais il y’a d’autres objets connectés que je trouve très intéressants, comme les thermostats connectés. Pouvoir changer la température d'une pièce à la voix ou depuis un smartphone parce qu'on a un peu froid et qu’on a du mal à se lever, c’est super. On retrouve les assistants vocaux, où juste avec la voix on fait aussi pas mal de choses. Alors oui, il faut des objets connectés, mais qui soient adaptés à leurs besoins tout de même, et que les seniors soient accompagnés aussi à leur installation. Ça c’est un point capital pour moi. Si les seniors n’arrivent pas à se servir de l’objet connecté, s’ils le trouvent trop complexe, alors il ne peut pas rendre service. C’est sans doute pourquoi aujourd’hui peu de seniors décident de sauter le pas.


Quelle perception les seniors ont-ils des objets connectés ?



À vrai dire, cela commence par pas de perception du tout. Il faut d'abord commencer par de l'information pour expliquer à quoi cela peut bien servir. Ensuite ça peut provoquer de l’angoisse “oh lala je ne suis pas sûre que ça va marcher ». Il faut que ça soit très fiable, car sinon les seniors ne peuvent pas avoir envie de les utiliser. Pourtant la fiabilité reste encore une grande problématique chez certains objets connectés. Et puis enfin ces objets donnent un sentiment de complexité si l’utilisation semble abstraite. Il ne faut pas qu’on ait besoin de se souvenir de trop d’informations par exemple. Ces objets viennent d'un monde complètement différent de celui dans lequel les seniors ont grandi, ou même simplement du monde d'il y a dix ans. C’est difficile de bousculer ses habitudes, et plus on avance, et plus ça l’est. Moi j'entends souvent aussi quand j’interviens “Oh vous savez, avec moi vous allez avoir du mal parce que moi je ne sais pas ! Moi je suis nul.le !”. Ils se sentent un peu décontenancés face tout ça et se dévalorisent. Du coup, il m'est souvent arrivé d’enguirlander gentiment en demandant aux gens de poser leurs ordinateurs ou tablettes, de les faire se lever pour les placer devant un miroir et leur faire répéter “Je suis capable de / Moi je sais faire”. Cela fait sourire au début, ils se sentent un peu gênés. Et puis ils se prêtent au jeu quand même et je peux leur expliquer « et maintenant on va se rasseoir et je vais vous expliquer comment et pourquoi vous allez pouvoir faire. Bien sûr que vous allez pouvoir faire. Vous ne pouvez pas inventer on ne vous a jamais montré ». Là encore je pense que les vraies, la seule vraie solution, c’est l’accompagnement, l’explication, multiplier les actions pour aider à la compréhension. Et quand ils découvrent enfin tout ce que certains objets connectés peuvent leur apporter, ils ne peuvent qu’adhérer.

Pallions la baisse d'appétit des seniors !
14 août 2019